Interview
Syndicat Solidaires : «Ce qu’on peut gagner, c’est un déconfinement des colères»
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Précarité, dialogue social, licenciements… «Libération» s’est entretenu avec les deux nouveaux porte-parole de l’union syndicale, qui appelle à manifester ce jeudi pour défendre l’emploi et les services Murielle Guilbert et Simon Duteuil, les deux porte-parole du syndicat Solidaires, le 29 janvier à Paris. (Boby/Libération) par Frantz Durupt et Amandine Cailhol publié le 4 février 2021 à 6h26


Ce n’est pas le plus gros des syndicats, mais il est de presque toutes les mobilisations. Solidaires, organisé en union regroupant une myriade de syndicats SUD, prône un fonctionnement plus horizontal que des poids lourds comme la CGT ou la CFDT. S’il n’a pas la taille requise pour être «représentatif» au niveau interprofessionnel (1) et discuter avec le ministère du Travail, il l’est en revanche dans la fonction publique et dans plusieurs branches. Mais c’est d’abord dans la rue que Solidaires se fait entendre. Le syndicat appelle à manifester ce jeudi, avec la CGT, la FSU et plusieurs organisations de la jeunesse, pour défendre l’emploi et les services publics. Libération a rencontré ses deux nouveaux porte-parole, Simon Duteil et Murielle Guilbert.

Le Premier ministre reçoit les syndicats ces jours-ci. A priori, vous n’êtes pas conviés…
Simon Duteil : Non, toujours pas !
Vous auriez un message à transmettre ?
S.D. : Si nous étions invités, nous dirions deux choses : d’abord, qu’il faut que les gens qui travaillent puissent construire et décider de la façon de gérer le protocole sanitaire, avec les syndicats. Qu’on arrête d’imposer d’en haut des choses très éloignées des réalités du travail. Et puis nous parlerions de l’urgence sociale à prendre en charge les étudiants, à lutter contre la pauvreté.
Murielle Guilbert : Nous parlerions aussi des services publics, parce qu’il y a vraiment une contradiction : on continue les suppressions d’emplois dans l’éducation, la santé, les finances, etc., et en même temps, on dit que ces services nous sauvent. Si c’est le cas, il faut vraiment changer de braquet.

Au sujet de la mobilisation de ce jeudi, vous écrivez : «On va vers un début de mobilisation pour gagner.» C’est prudent…
S.D. : On sait bien que ce n’est pas une seule journée de mobilisation qui crée le rapport de force pour faire changer les politiques. Mais ce qu’on peut gagner, c’est un déconfinement des colères.

Vous avez l’impression, depuis le début de la crise sanitaire, que c’est plus compliqué de mobiliser ?
M.G. : On est dans une période d’incertitude et ça ne favorise pas forcément l’action. Pour beaucoup de travailleurs, il faut déjà gérer un quotidien plus difficile. Quant aux organisations syndicales, leur première difficulté, c’est de rencontrer les salariés. Il faut trouver de nouvelles formes de communication.

A la crise sanitaire s’ajoute la crise économique. Est-ce aussi un frein ?
S.D. : Oui, parce que la première peur, c’est de perdre son emploi et son revenu. Et dans les petites entreprises, les sous-traitants notamment, il y a plein de gens qui sont dans des situations de travail très dégradées, très individualisées. Or on sait très bien que les mobilisations se construisent plus dans des grandes entreprises, où il y a encore un peu de sécurité sur l’emploi. Et puis, on peut faire autre chose que manifester…

Justement, il y a deux ans, vous aviez lancé un chantier pour trouver de nouvelles formes d’action. Vous avez avancé ?
M.G. : Il y a des nouveaux cadres, même si pour l’instant ils ne sont pas très visibles. Par exemple, au sein du collectif «Plus jamais ça», des organisations syndicales et des associations écologistes échangent sur des expériences ou font le lien entre l’écologie et le social. Le 25 novembre, nous avons aussi réussi à organiser un rassemblement contre les violences sexistes avec des syndicats et des associations féministes.

Quel regard portez-vous sur la gestion de la crise par le gouvernement ?
S.D. : Emmanuel Macron dit qu’on est en guerre, mais heureusement que ce n’est pas vraiment le cas ! Parce que le niveau de réaction est très faible. Avant la crise, ça faisait déjà plus d’un an qu’à l’hôpital, des collectifs criaient l’urgence à changer de politique. Mais depuis un an, qu’a-t-il été réellement fait pour les services de santé ? Où sont les embauches massives dans les écoles pour dédoubler des classes ? Il est temps de changer de société, mais pas comme la fausse promesse de Macron au printemps. C’était de la poudre de perlimpinpin, pour reprendre son expression.

Le dispositif d’activité partielle semble tout de même faire l’unanimité ou presque…
S.D. : Il y a un besoin d’aide immédiate, donc oui, ça va dans le bon sens. Mais à quoi ça sert s’il n’y a aucune transformation derrière ? Quel monde se crée à partir de là ? Il y a un vrai hiatus.

N’est-ce pas quand même une brèche dans le modèle néolibéral ? En 2008, le gouvernement n’a pris aucune initiative de ce genre…
S.D. : Oui, c’est une brèche, c’est évident. Tout d’un coup, on voit qu’on est capable de sortir des dizaines de milliards d’euros, alors que pendant des années, on nous a dit que ce n’était pas possible de le faire pour les services publics ou sur la question écologique.
M.G. : Mais à chaque fois qu’on vient à la rescousse des banques, l’idée reste qu’il faut sauver le système. Il fallait mettre en place ce mécanisme de chômage partiel, mais ça a laissé sur le carreau un paquet de gens dans la culture, la jeunesse, etc. Et il n’y a pas eu de mesure phare envisagée dans un temps pérenne. Il n’y a pas eu le RSA pour les 18-25 ans.

Qu’est-ce que Solidaires proposerait comme plan de lutte contre la précarité ? Et comment on le financerait ?
S.D. : La priorité, c’est la revalorisation du smic et 400 euros de plus pour les minima sociaux. La question du partage du temps de travail et de l’accès à l’emploi fait aussi partie de la résorption de la précarité. Il faut donc passer aux 32 heures. Pour financer tout ça, il faut revoir la répartition capital-travail dans les profits. Sans être révolutionnaire, on pourrait déjà reprendre une répartition similaire à celle du début des années 80.
M.G. : Il faut une refonte fiscale. Le CICE a quand même été un énorme scandale. C’était un crédit d’impôt sans contrepartie réelle qui a été distribué très largement et a servi à consolider des profits déjà très élevés. Chaque année, la fraude fiscale s’élèverait à 100 milliards d’euros, l’équivalent du plan de relance !

Mais le gouvernement, au nom de la compétitivité, refuse toute hausse de salaire…
S.D. : Faire croire que le salaire serait la seule variable, c’est un faux argument. C’est de l’idéologie sous forme de chantage perpétuel à la concurrence.
M.G. : La crise économique montre bien notre dépendance dans ce système mondialisé. Sans être dans le protectionnisme, il faut poser la question de la relocalisation. De plus en plus de gens veulent consommer plus sainement et localement. Augmenter les salaires, c’est aussi permettre aux salariés de mettre un peu plus d’argent, et donc de sens, dans ce qu’ils consomment.

Vous avez manifesté le 23 janvier pour interdire les licenciements. C’est un slogan ou une véritable revendication ?
S.D. : Ce n’est pas un slogan, c’est une réalité. On parle de dizaines de milliers de personnes licenciées. La position de Solidaires, c’est : pas de licenciements dans les entreprises qui font du profit.
M.G. : Il faut poser la question de la conditionnalité des aides publiques. On ne peut pas admettre que des groupes se gavent et décident dans leur coin, pour la seule logique du profit, de licencier ! Il y a d’un côté des beaux discours sur les fleurons de l’industrie française, mais de l’autre, une absence de moyens pour interdire ces fermetures. Il faudrait des réglementations et des normes à l’échelle internationale.

C’est aussi reconnaître que l’Etat n’y peut pas grand-chose…
M.G. : Dire que l’on n’a pas les moyens car la problématique est internationale, c’est une excuse. L’interdiction des licenciements, c’est possible. Quand on implique les salariés, la population, les politiques sur les territoires, des choses se passent. C’est comme ça que la Coop des masques de Grâces (Côtes-d’Armor) est née. Mais tant qu’on ne change pas de paradigme, on reste dans une fuite en avant.
S.D. : Quand une usine ferme, il faut se demander si elle ne peut pas produire autre chose avec le savoir-faire de ses salariés et ses machines.

Le dispositif de transition collective, qui permet de former à un nouveau métier les salariés dont l’emploi est menacé, ne va-t-il pas dans ce sens ?
S.D. : Oui, c’est vrai. Tant mieux si on est capable de ne pas jeter les gens. C’est un petit pas, et on prend tous les petits pas. Mais aujourd’hui, on a besoin de courir.
Un autre sujet revient dans le débat public : la question du revenu universel. Quelle est votre position ?
S.D. : (Rires.) Cela fait trois ans qu’on en débat entre nous ! Ça questionne. Mais la question du partage du temps de travail est plus centrale. Car d’où vient le salaire ? Du travail. L’idée d’un revenu universel est intéressante, mais la question des inégalités est prioritaire. Car, même avec un revenu universel, si on ne remet pas en cause un système inégalitaire, certains continueront à vivoter quand d’autres vivront très bien.

Solidaires est un petit syndicat, mais avec quelques implantations solides, comme dans la santé. Un secteur à vif en ce moment…
S.D. : A l’hôpital, on a cassé les collectifs de travail. En Seine-Saint-Denis, un infirmier urgentiste était parti en congé un mois et demi et quand il est revenu dans son service, il a dû se présenter. Personne ne le connaissait ! Quand arrive une crise comme celle que l’on connaît, sur des conditions de travail déjà très dégradées, que se passe-t-il ? Les gens partent, tout simplement. Le sentiment de trahison est très fort, surtout après l’énergie déployée au printemps. Quant au Ségur de la santé, les augmentations annoncées ne permettent même pas de rattraper le gel des salaires depuis une dizaine d’années.
Devenir représentatif à l’échelle interprofessionnelle, est-ce un enjeu pour Solidaires ?
M.G. : La reconnaissance et la visibilité d’un syndicat passent par les luttes et le mouvement social. Mais dans le système français, la question de la représentativité, et les moyens qui vont avec, compte. Donc oui, c’est un enjeu.

On peut donc concilier syndicalisme de lutte et dialogue social ?
M.G. : Dans la fonction publique, où Solidaires est représentatif, on va régulièrement dans les instances de dialogue. Mais c’est vrai qu’elles sont d’un vide abyssal. Je pense que l’ensemble des syndicats, y compris la CFDT, le constatent. Dans les entreprises et les administrations, nos syndicats mesurent tous les jours cette absence de dialogue social. Dans la tête des employeurs, on sent bien qu’il y a l’idée que si on peut s’en passer, on gagne du temps.
S.D. : Aujourd’hui, le dialogue social est un leurre. Après, cela ne veut pas dire qu’il ne faut jamais discuter. Mais sans rapport de force, on n’obtient rien. Dire le contraire, c’est nier la conflictualité sociale, écologique et économique. Car, oui, il y a des intérêts divergents.

Tous les syndicats s’accordent pour dénoncer la réforme de l’assurance chômage. Et pourtant, mobiliser sur le sujet semble vain…
S.D. : La priorité pour les plus précaires, c’est déjà de pouvoir manger le soir. C’est difficile dans ces conditions de se mobiliser. En revanche, le gouvernement devrait se méfier du risque d’explosion sociale. Pour le moment, il tente de maintenir la cocotte-minute. D’où la question des violences policières et de son pendant, la peur de manifester. Cette pression passe aussi par la réforme de l’assurance chômage, celle des retraites et le discours sur la dette…
M.G. : Mais là, on sent que les coutures sont tirées un peu de partout. Et que ça peut basculer.

(1) Pour être représentatives dans le privé, les organisations syndicales doivent avoir obtenu une audience consolidée minimale de 8 % aux élections professionnelles.